Tout doit disparaître

John Dubby déambulait le long de Swan Avenue. Et il se sentait bien. Enfin ! Mieux, même : délivré.

Délivré de ces angoisses, de ces épées de Damoclès, de ces menaces permanentes qui l’avaient trop longtemps miné.

Une vie nouvelle commençait pour lui. Une vie libérée de tout danger.

John n’avait jamais été un enfant robuste : pendant des années, sa mère avait couru les médecins pour qu’on lui explique pourquoi son fils était si maigre, alors qu’elle le nourrissait suffisamment. A vrai dire, John était simplement mince dans une famille d’obèses, et cela avait de quoi surprendre, à défaut d’inquiéter.

Il savait aujourd’hui que tout cela n’était pas un problème d’alimentation, encore moins de maladie : c’était tout simplement génétique.

John était porteur du gène ZW-22, le gène de la minceur, avait-il appris quelques années auparavant : c’est par ce test qu’il avait connu BioGenics.

Il se remémorait ce premier contact avec une sorte de tendresse ; il ne savait pas encore, alors, que BioGenics changerait sa vie et le rendrait aussi heureux – et aussi fort.

John avait été séduit par cette firme en même temps que par la jolie commerciale qui en tenait le stand au Salon Santé et Thérapies de Chicago, cinq ans plus tôt. Il ne manquait jamais cette manifestation annuelle, soucieux qu’il était de son hygiène de vie ainsi que des progrès de la science en matière de santé et de prophylaxie.

Sally avait elle aussi été charmée par ce jeune homme plutôt filiforme, mais dont la fragilité avait, à son insu, éveillé ses instincts maternels : elle s’occuperait de ce célibataire qui semblait perdu dans une vie trop grande pour lui. Elle s’en sentait la force, les moyens, et l’envie.

John avait ainsi très vite emménagé avec Sally, et la vie de l’un comme de l’autre avait changé. Elle avait à cœur de prendre soin de son homme, prolongeant ses menus équilibrés par de savants massages souvent annonciateurs de soirées délicieuses. Lui savourait les plaisirs offerts avec talent tout en se félicitant des principes diététiques suivis par son aimée. Il n’aurait su unir ses jours à toute autre femme négligeant cette discipline nécessaire et se persuadait, jour après jour et avec bonheur, d’avoir trouvé l’âme sœur.

L’activité professionnelle de Sally passionnait John et ils passaient de longs moments à en discuter, la jeune femme expliquant avec enthousiasme les tenants et les aboutissants des projets développés par sa firme : BioGenics s’était engouffré dans le créneau prometteur du dépistage préventif et, petit à petit, avait mis au point un éventail de tests génétiques qui permettraient bientôt de diagnostiquer plus de cent maladies avant qu’elles ne se déclarent, sur simple analyse de l’ADN contenu dans un cheveu.

On recrutait souvent, évidemment, parmi les employés de la société eux-mêmes, des volontaires pour les dernières phases de mise au point, et Sally s’était prêtée au jeu deux ou trois fois – elle avait ainsi appris qu’elle aurait une tendance à l’embonpoint après sa ménopause et que l’aspirine serait toujours sur elle de faible efficacité. Elle avait décidé d’arrêter là les tests, ne souhaitant pas ouvrir davantage la boîte de Pandore de son avenir biologique : Carpe Diem ! se plaisait-elle à répéter à qui voulait bien l’entendre et surtout à John à chaque fois qu’il lui reprochait un petit excès de table ou une envie de sieste à l’heure de leur jogging quotidien.

John n’approuvait ni ce laisser-aller, ni l’attitude désinvolte de sa femme face à l’offre qui lui était faite de bénéficier gratuitement d’une technique de pointe, qui plus est d’intérêt évident pour sa propre santé ! Mais il sut taire sa contrariété quand Sally lui confirma qu’il pourrait lui-même, en tant que conjoint, profiter de ces offres à moitié prix. Il lui fallait juste s’inscrire dans le fichier de testeurs et on lui demandait pour cela mille dollars, qu’il déboursa avec empressement, et non sans excitation. Sally lui fit promettre la modération– à trois cent dollars le test, quoiqu’il en soit, elle espérait bien que les caprices de son mari resteraient raisonnables.

Elle sourit quand elle découvrit un matin le premier kit que John venait de recevoir : la recherche concernée était celle du gène 3-GHX-12, le gène de la calvitie.

  – Mon père et mon frère sont chauves, si je peux encore agir, je veux le savoir ! avait argumenté John en glissant trois de ses cheveux dans l’éprouvette en plastique avant d’en revisser le couvercle, puis d’agiter le tout avec la plus haute concentration.

Sally avait soupiré, mais après tout, John ne participait-il pas ainsi à la mise au point d’un produit qui serait sûrement plus que rentable s’il s’avérait valable ? D’une certaine façon, il travaillait pour elle …

Les résultats arrivèrent au bout de trois semaines : John possédait bien dans son génome le marqueur de la calvitie… Après quelques heures d’abattement, il courut s’acheter un arsenal de lotions et de comprimés régénérateurs de kératine.

Il commença donc à s’enduire avec application, chaque matin, le crâne d’un onguent qui lui graissait davantage les cheveux qu’il ne semblait les nourrir, mais il ne tolérait aucune moquerie de la part de Sally : il savait ce qu’il faisait.

Quelques jours à peine s’écoulèrent avant que le second kit n’arrive : la détection d’un risque accru de dépendance à la nicotine était cette fois l’objet du test.

  – Mais tu ne fumes pas ! protesta Sally

  – Et s’il m’arrivait d’en avoir envie dans le futur ? répliqua John du tac au tac. Je saurai ainsi si je peux me permettre ou non cette liberté. Et le tabagisme passif que tu m’infliges …

  – … une seule fois par semaine ! gémit Sally

  – Une fois par semaine est peut-être une fois de trop ! répondit John avec humeur.

Sally sortit en claquant la porte.

Vingt jours plus tard, le verdict tomba : gène W-342, dépendance à la nicotine, il était expressément déconseillé au porteur d’évoluer dans tout environnement enfumé.

Sally dut renoncer à sa cigarette dominicale.

Le troisième test révéla à John sa propension génétique à l’obésité ; et loin de rire à cette annonce, plutôt grotesque en l’occurrence (il ne dépassait pas les soixante kilos), il se mit au régime et imposa les mêmes restrictions à Sally.

Neuf cent dollars avaient déjà été dépensés – investis ! avait protesté John – et celle-ci commençait à voir avec inquiétude les finances du ménage fondre à mesure que grandissait l’intérêt, pour ne pas dire l’obsession grandissante, de son mari pour BioGenics.

  – Je vais démissionner, lui dit-elle un soir, doucement. Ce sera mieux, pour nous deux.

John se leva avec fureur :

  – Démissionner ? Mais tu n’y penses pas ? Quitter cette société, cette place passionnante !

  – Cette société, qui te permet de nourrir tes fantasmes ? Qui te les offre, même, à moitié prix ? N’est-ce pas plutôt ça que tu ne veux pas perdre ?

Blessé dans son orgueil et incapable de défendre sa mauvaise foi, John quitta l’appartement. Il rentra au petit matin, et Sally fut presque déçue de constater qu’il n’avait même pas bu :

  – J’ai acheté le kit pour le gène ZST-11. Celui de l’alcoolisme. C’est incompatible avec toute prise d’alcool dans les soixante-douze heures précédentes, chuchota-t-il à Sally.

Celle-ci se retourna, lui tournant le dos et refoulant ses larmes.

Une période noire commença pour eux, qui devait durer quelques semaines. À plusieurs reprises, John promit à Sally de cesser là ses expérimentations ; mais à chaque fois, il rechutait, incapable de résister à l’appel des promotions qu’il recevait maintenant sur son ordinateur depuis son inscription. Sally avait tenté en vain de faire bloquer le système de publicité de sa firme ; on lui avait ri au nez en sifflant qu’elle avait là une étrange attitude pour une salariée de la boîte.

Ainsi fut-elle mise devant le fait accompli : elle ne pouvait que se taire en laissant John s’adonner à ce qui était devenu une compulsion maladive. Test après test, kit après kit, John se découvrait de nouvelles menaces et mettait au point de nouvelles stratégies d’évitement : après le tabac (même passif) et l’alcool, il avait totalement renoncé aux matières grasses, aux protéines animales et aux sucres complexes. S’étant découvert une tendance à l’hypertension, il ne salait plus non plus ses repas. Sally avait renoncé à cuisiner pour lui et chacun prenait ses repas à part, ceux de John se composant de pâtés végétaux qu’il faisait venir à grands frais de magasins spécialisés, et de jus de fruits bio, dont le coût exorbitant grevaient encore davantage le budget du ménage.

Un pas fatal fut franchi le jour où John annonça à Sally :

  – Le ZT-1 : je l’ai. Soixante-quatre pour cent de risque de cancer de la prostate. Ma décision est prise : je me fais opérer.

Ni les pleurs ni la colère de Sally ne purent détourner John de son projet insensé, et elle perdit tout espoir quand elle apprit qu’on trouvait sans problème des chirurgiens acceptant ce type d’intervention à de seules fins préventives.

L’opération se passa bien, et John en fit si satisfait qu’il ne prêta aucune attention aux effets secondaires de sa prostatectomie. Sally, elle, comprit que leur vie conjugale vivait ses derniers instants, et c’est à peine si John lui fit une scène lorsqu’elle lui annonça qu’elle le quittait. Il contracta un emprunt afin de pouvoir se procurer directement les kits, à plein tarif à présent, et ressentit une certaine satisfaction à l’idée de pouvoir désormais choisir ses tests en toute liberté et sans le regard accusateur d’une femme qui décidément n’avait jamais su comprendre l’importance de la Prévention – avec un grand P.

John se sentait de plus en plus en forme malgré sa perte de poids, qu’il considérait comme un allégement salutaire, et son opération. À qui bon s’encombrer d’organes facultatifs s’ils pouvaient d’un jour à l’autre développer une tumeur ? Qui pouvait donc souhaiter abriter en ses entrailles une bombe à retardement ?

Il s’engagea donc avec enthousiasme dans une série d’ablations bénignes. Puis il

apprit un jour le lancement du tout dernier test de BioGenics, qui offrait le dépistage d’une pathologie rare mais gravissime : la gastrite néoplasique, mortelle à cent pour cent. Certes, elle ne frappait qu’après quatre-vingts ans, mais pourquoi accepter d’en souffrir un jour ? John fut presque soulagé que son test revienne positif, car il avait d’ores et déjà pris sa décision : il voulait une ablation de l’estomac. Plus d’estomac, plus de gastrite ! Haha ! Au pilon, les gènes ! Au rebut ! Inutiles ! C’était lui le plus fort ! John Dubby, l’invincible !

La gastrectomie fut sans complications ; tout juste John souffrit-il de la soif durant la semaine suivant l’abouchement de son œsophage à son intestin, pendant laquelle il lui fut interdit d’absorber quoi que ce soit par la bouche. Mais il se remit étonnamment vite et put rentrer chez lui dix jours plus tard. Il ne ferait désormais plus que des repas très frugaux et fractionnés, mais n’était-ce pas le prix à payer pour se savoir à l’abri définitif d’une maladie foudroyante ?

La vie lui paraissait de jour en jour plus belle et plus sûre, et il sentait une force vitale l’envahir et apaiser ses craintes désormais passées.

John pensait avoir atteint le risque zéro : il avait éradiqué toute possibilité de maladie susceptible de l’atteindre dans les années à venir, et envisageait raisonnablement de faire une pause avec BioGenics. Il n’eut même pas une pensée pour Sally qui avait tant espéré cet instant.

Il décida néanmoins de s’offrir un dernier petit kit, un baroud d’honneur, un adieu à la firme qui l’avait reconstruit, en commandant le test le plus cher, celui de la recherche de la DMLA. Dégénérescence maculaire liée à l’âge, une atrophie progressive et irréversible de la rétine, qui entraînait la cécité en quelques années. Caprice, folie, qu’importe, John ne voulut pas se donner de raison à lui-même et sentit un frémissement le parcourir en ouvrant l’enveloppe contenant les résultats : BioGenics était désolé de lui confirmer la présence dans son génome du marqueur recherché.

John sut alors qu’il lui restait une chose à faire pour être le plus fort. Plus fort que ses gènes. Plus fort que la maladie. Plus fort que son destin !

Il ne deviendrait pas progressivement aveugle : il n’en supportait pas l’idée. Sa rétine voulait le lâcher ? Qu’à cela ne tienne : il saurait se passer d’elle.

***

La canne blanche tapotait le trottoir à intervalles réguliers. Derrière les lunettes noires, les orbites vides de John captaient la chaleur d’un soleil de printemps dont il sentait la force l’envahir. Comme il se sentait bien désormais ! Léger et fort à la fois, abrité et libre de respirer à pleins poumons cet air qui ne lui offrirait plus que bienfaits et vitalité ! Il avait devant lui de longues et paisibles années, et un sourire se dessina sur son visage à cette idée.

Il parvint au carrefour entre Swan Avenue et Rule Street. Les rues semblaient désertes. Il s’engagea sur la chaussée.

La ville était très fière de son nouveau parc d’autobus électriques, dont la qualité principale était le silence du moteur. Le bus 633 vers Harbour Park débouchait juste au coin de l’avenue.

Finaliste La Boîte de Pandore 2011, 1er prix Collège Ste Marg., Grasse 2012, publi. Rue St-Ambroise n°30 (2012)

 

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