Lili

Je l’aime bien, Tonton.

Il vient juste de partir. On s’est embrassés et il m’a serrée fort dans ses bras, encore plus que d’habitude. Je sais pas pourquoi, à chaque fois il me dit T’es ma Lili à moi, tu le sais, ça ? parce que moi, ben oui, je le sais, que c’est mon Tonton et qu’il m’aime, mais il a pas besoin de faire les yeux qu’il fait comme ça, qui me font un peu peur tellement on dirait qu’il va pleurer en même temps, moi je dis que l’amour ça devrait être que pour être heureux et pas pour faire pleurer.

Je suis retournée dans ma chambre, j’ai pas envie que Lola me voie et me demande encore de mettre la table à sa place parce qu’elle a pas le temps, c’est ça, elle est encore en train d’essayer le maquillage de maman, je dois pas le dire mais ça se voit bien quand même, même si elle enlève tout après elle a toujours des traces sur les yeux, ça lui fait comme si elle avait pleuré elle aussi, décidément tout le monde pleure tout le temps dans cette maison.

Papa, je l’ai jamais vu pleurer. Même depuis que maman est malade ; pourtant dans mes livres, quand quelqu’un est malade, tout le monde renifle à côté de lui. Lui, il dit qu’il a plein de choses à faire, que s’apitoyer ça sert à rien, et que je ferais mieux de l’aider. Je fais déjà ce que je peux, mais de toute façon, si j’essaie, c’est jamais comme il faudrait. Alors je reste dans ma chambre et je regarde mes livres.

Je sais un peu lire, mais personne ne le sait. C’est maman qui m’a acheté tous les livres que j’ai ; avant, on allait chez un Monsieur qui en vend plein, des livres pour enfants aussi, et maman et lui ils m’en choisissaient un à chaque fois et on le lisait ensemble en rentrant. C’est comme ça que j’ai appris, en regardant maman me lire les histoires. Je sais qu’elle était contente parce que Lola, elle, elle a jamais aimé ça alors que maman, elle voulait être bibliothécaire, c’est comme ça le mot qu’elle m’a dit et j’ai compris que c’était avoir toujours plein de livres autour de soi et en être heureux.

Alors maintenant, je me mets sur mon lit et j’en prends un, et puis je relis l’histoire, à voix basse, en me disant que de l’autre côté du mur, là où est sa chambre, elle doit m’entendre et être contente. Ensuite je repose le livre et je regarde mon papier peint. On l’a choisi ensemble aussi, papa le trouvait moche mais moi je l’aimais bien, il y a plein de lapins, de chats et de renards roux qui courent dans tous les sens, et ça ressemble aux images de mes livres.

J’entends maman qui tousse. Il faudrait que j’aille la voir mais je ne veux pas croiser Lola ; papa n’est pas encore rentré. J’irai tout à l’heure. Pour le moment je vais avancer un peu mon trou, derrière mon château Barbie, sous la fenêtre. Ca fait un moment que l’ai commencé ; avec une petite cuillère, je gratte le mur, il s’effrite bien, c’est assez facile il y a déjà assez de place pour passer ma main. Je dois continuer ; je ne suis pas pressée de toute façon, et puis personne ne vient jamais dans ma chambre, même le soir, je me couche toute seule maintenant.

Polo me dit que je devrais dire à Tonton que je ne veux pas rester ici quand maman sera morte. Personne ne sait que je le sais, qu’elle va mourir, mais moi je le vois bien, et puis si elle n’allait pas mourir elle me l’aurait dit, et comme elle me dit rien, juste, elle pleure quand elle me voit, j’ai compris. Mais ça, ça regarde personne. Je ne l’ai dit qu’à Polo, et lui, il gardera le secret. Lui, je l’aime. Même si son bras est tout arraché et recollé avec du scotch, il dit que ça lui fait rien, et qu’on s’aimera toujours lui et moi. C’est maman qui me l’avait acheté pour mes cinq ans.

Il a juste un défaut, Polo, il a un peu peur des animaux sur le papier, surtout le soir, quand j’éteins. Alors je le prends dans mes bras, et je lui montre qu’il n’y a rien à craindre tant que je suis là. N’empêche que des fois, j’ai l’impression que les renards ont des dents un peu plus pointues qu’avant. Je dois avoir trop d’ imagination, comme a dit la maîtresse à maman, un jour.

Tonton a téléphoné ce matin, il a dit que je dise à maman qu’il allait passer ce soir. Je suis allée dans la chambre de maman, elle ne dormait plus, elle m’a dit qu’elle avait entendu et deviné. Elle a souri, un peu, comme à chaque fois qu’on parle de Tonton. Elle le connaît depuis longtemps, parce que c’est le frère de papa. Mais c’est bizarre parce qu’on dirait que papa, lui, il ne l’aime pas. C’est peut-être pour ça qu’il est toujours au bureau quand Tonton vient. Tonton, il reste avec maman et il lui parle, mais je sais pas de quoi parce que moi ils me demandent d’aller dans ma chambre. Alors je lis, ou je creuse encore un peu mon mur, et puis quand je l’entends partir je vais lui dire au revoir, et c’est là qu’à chaque fois il me serre si fort et me dit que suis sa Lili… Moi j’aimerais bien qu’il m’emmène chez lui un jour, ça serait sûrement plus chouette qu’ici, de toutes façons papa et Lola s’en fichent de moi, et maman ne sera bientôt plus là.

Et puis maintenant les chats sur le papier ont des yeux qui sont devenus rouges et qui me font un peu peur. Mais il ne faut pas que je le dise à Polo. Je suis responsable de lui.

Je ne sais jamais quoi dire à maman quand j’entre dans sa chambre. Elle non plus, elle ne sait pas. Au moins quand elle dort, je peux la regarder, mais sinon, j’ose pas, parce que ça lui donne envie de pleurer, je le vois bien même si elle fait semblant qu’elle a juste envie de bailler. Elle me demande comment ça va à l’école, et aussi si Mélanie a toujours d’aussi jolis cheveux, mais moi je lui dis pas que Mélanie, c’est plus du tout ma copine depuis qu’elle a montré à tout le monde les dessins que Lola a piqués dans ma chambre et où j’avais essayé de montrer à Polo comme on pourrait être bien lui et moi chez Tonton ; sur les dessins Polo avait ses deux bras, et on était juste nous trois, avec souvent un arc-en-ciel ou une bannière de fanions de toutes les couleurs, et un soleil qui rit, et papa et Lola minuscules dans une boîte avec des clous, dans un coin du dessin. Et tout le monde a dit que j’étais amoureuse de mon Nounours : ils n’ont vraiment rien compris, Polo et moi c’est pas ça, et ça Tonton, lui au moins, il le sait et si un jour il m’emmène chez lui on sera heureux tous les trois.

C’est ce que je lui promets à chaque fois qu’il me dit, Polo, qu’il a encore peur, le soir. De toute façon il va falloir que je me dépêche de finir mon trou parce que maintenant les lapins ont des griffes très longues et pointues et je crois qu’ils vont commencer à se battre avec les renards.

Aujourd’hui l’ infirmière est venue pour maman. Ce n’est jamais la même, mais toujours celle qui vient fait du bruit, rit et parle fort comme si la maladie, c’était pas grave, juste un mauvais moment à passer, c’est sûr que pour elle, c’est juste ça, mais pas pour nous. Et puis elle allume la lumière trop fort, maman aime pas alors moi quand elle est partie je vais voir si elle l’a bien éteinte et si papa ou Lola ne sont pas là je me couche à côté de maman pour lui faire un câlin mais pas longtemps, parce que c’est pas comme les câlins d’avant, dans ceux-là maintenant il y a la maladie qui se glisse entre nous deux et elle ressemble à de la glu un peu noire qui me fait peur et qui reste collée à moi après. Heureusement Polo ne s’en rend pas compte quand je rentre dans ma chambre, ou alors il fait comme si, il est tellement gentil, mon Polo.

La chambre de maman, avant c’était celle de papa aussi, mais maintenant il dort dans le salon, parce qu’il dit qu’il n’y a plus de place dans le lit. Moi je n’ai pas trouvé qu’il avait rétréci, mais je crois que pour papa c’est peut-être comme pour moi, la glu lui fait peur et il n’arrive plus à s’endormir.

De toute façon, la chambre est trop pleine de matériel, de paquets et de boîtes de médicaments.

Maman en prend beaucoup, de toutes les couleurs. Moi je n’y connais rien,je sais juste que les roses, c’est ceux pour dormir, le soir. Lola fait sa grande en les lui préparant quand papa la laisse faire, moi non mais je m’en fiche, elle ne sait même pas que Tonton, il dit qu’heureusement que maman m’a, et il le dit jamais pour elle.

J’ai eu encore une bonne note à l’école, mais j’ai pas pu le dire à maman parce qu’elle dormait. Polo a été content, il dit que si je suis bonne à l’école peut-être que je pourrai être bibliothécaire.

Je préfère quand maman dort, au moins elle n’a pas mal. Je ne sais pas pourquoi ils l’empêchent de dormir tout le temps, des fois même ils la réveillent pour lui donner ses médicaments, moi je me dis qu’ils s’en fichent, que ça réveille la douleur en même temps qu’elle et qu’après elle soit obligée d’attendre que ça passe et ça ne passe jamais.

Quand je serai grande papa voulait que je sois docteur, ça c’est ce qu’il disait avant, quand on parlait, maintenant il ne parle plus qu’à Lola, surtout depuis que Tonton est venu un jour et qu’ils ont parlé tous les trois et que ça criait dans la chambre, moi j’ai pris Polo et on s’est cachés sous les draps et je lui ai raconté les histoires des animaux sur le papier, c’était avant qu’ils deviennent méchants et ça nous a fait du bien à tous les deux.

Le trou est assez grand pour Polo maintenant, il faut que je gratte encore un peu et il le sera pour moi aussi. Il est temps, parce que depuis pas très longtemps les chats sont devenus des tigres et les lapins ressemblent à ceux de mon livre sur les monstres. Heureusement que Polo est toujours avec moi pour me protéger.

Je suis allée dans la chambre de maman, et j’ai pris la boîte de comprimés roses. Elle était presque pleine. Je les ai tous déballés, et puis écrasés, ça faisait de la poudre que j’ai versée dans son bol de thé que papa avait laissé dans la cuisine et qu’il va lui apporter tout à l’heure. Au moins elle va enfin pouvoir bien dormir.

Moi, j’ai habillé Polo pour qu’il n’ait pas froid. J’ai pris un paquet de céréales et mon livre préféré. J’ai presque fini le trou.

Ce soir, on va partir rejoindre Tonton. Il habite à… Petaouchoque, un truc comme ça, papa a dit. Je trouverai bien.

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(Photo © O.Theraux)

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