La dérive des incontinents

Moi, j’en ai vécu, des aventures, dans ma vie ! La Grande Guerre, et puis les plus petites, enfin si j’ose dire, j’ai jamais été trop jeune ni trop vieux pour passer à travers, à chaque fois ils m’ont retrouvé pour m’envoyer me faire trouer les fesses ; avec ça, entre deux, les reportages pour la RTF, partout qu’ils m’ont envoyé, ils le savaient que je disais jamais non, ce que je ne disais pas c’est que j’aurais accepté n’importe quelle mission pourvu que j’échappe à la pire des aventures : celle de vivre plus d’une semaine de suite avec Germaine ! J’en dis pas plus, mais la vie avec elle, c’était comme qui dirait Space Montagne en direct lave, comme disent mes petits-fils, la tornade blanche en continu, l’essorage à trois mille tours. Deux jours avec elle, et j’étais lessivé. À côté de ça, partir trois semaines tous frais payés, avec mon pote René à la technique et la petite Suzie comme interprète, ça m’allait bien. C’est qu’elle les maîtrisait bien, les langues, la petite Suzie, croyez-moi… C’est vrai qu’elle a vieilli, comme nous tous, mais allez comprendre pourquoi sur les femmes ça se voit plus, enfin bref, quand ils ont voulu nous obliger à prendre des cours d’anglais pour la remplacer, j’ai saisi l’occase pour tirer ma révérence, ciao les aminches, j’ai pris mes cliques et mes clopes et à nous deux la retraite. La pauvre Germaine avait cassé sa pipe juste avant, plus rien ne m’empêchait de profiter un peu.
C’est comme ça que je suis arrivé ici. La Bretagne, ah ça, j’en avais bien entendu parler. Mais bon, moi mon terrain de jeux c’était plus, voyez, le Congo belge, l’Indochine, l’URSS… je dormais les rangers aux pieds, si si, pour pouvoir partir dans la minute. C’est que j’en ai pris des aéroplanes ! Je vous raconterai ça, un jour, allez. Comment ? Je l’ai déjà fait ? Ah, ça m’étonnerait, Léon. Pas tout, en tous cas. Bon, j’en étais à la Bretagne… Je crois bien que la mère de ma pauvre Germaine était de là-bas. Enfin, de Nantes, pas loin. Comment ? Bah, si, c’est un peu la Bretagne, quand même. C’est pas à un vieux singe que vous allez apprendre la géographie, non ? Toujours est-il que j’ai débarqué ici, après avoir vendu le pavillon à Aulnay. C’est les gosses qui m’avaient trouvé la maison : Ça va te plaire, qu’ils m’ont dit. Sûr que ça m’a plu, à force. Mais au début, je ne connaissais personne. D’un côté, ça m’a fait des vacances, de parler à personne pendant au moins dix jours. Et puis le naturel est revenu comme la marée et j’ai commencé à me faire des connaissances, de-ci, de-là. Je me suis calé des parties de belote avec d’autres vieux, dans le café du port, c’est là qu’on s’est rencontrés, hein mon Roger ? On en a passé du temps, des jusqu’à la nuit qu’on voyait pas tomber, tu te rappelles ? Ah, vrai, c’est bête qu’on n’ait pas un jeu, tiens, ça nous le passerait un peu, le temps. Quoique qu’avec l’humidité, c’est pas sûr une bonne idée. Tu réponds rien ? Tu dors ? Bon, moi je continue.
Étant comme qui dirait devenu breton, j’ai décidé de me mettre à la littérature maritime. C’est que j’en étais resté à Robinson Crusoë, moi, et encore, je m’étais arrêté au jeudi ! – elle fait toujours rire celle-là. Alors je me suis inscrit à la Maison des Écrivains de la Mer, et j’ai tout lu. Ben quoi : j’avais le temps ! Un bouquin par semaine, ça m’a pris trois ans, mais je les ai tous lus. Ah non, je me les rappelle pas, vous rigolez, j’ai pas non plus une mémoire de phoque, et puis personne va m’interroger, si ? Remarquez, ça me ferait bien rire, moi qui ai passé ma vie à tendre un micro sous le nez des gens pour qu’ils me répondent… Non, je me rappelle rien ou presque, mais n’empêche, j’ai bien fait, mon neuropathe me l’a dit, avec votre Alzheimer, Monsieur Curepipe, il va falloir faire un peu de muscu du cerveau si vous voulez qu’on vous laisse dans votre maison ! Faites des mots croisés, des réussites, des sud-au-cul, et surtout lisez ! Moi les cartes, j’aime pas y jouer tout seul, et son truc de points cardinaux je connais pas, alors j’ai lu. Trois ans, que j’ai tenu ; ils m’ont quand même viré de ma maison. Comme un malpropre, qu’on m’a mis dehors. C’est pour votre bien, Monsieur Curepipe, vous ne pouvez plus vivre seul, vous serez bien là-bas !, qu’on m’a dit. J’ai tout juste eu le temps de vider le frigo de mes chemises propres et de verrouiller le chien, et on m’a amené aux Embruns. Tu te souviens, Paulo ? C’était l’année dernière. Tu y étais déjà depuis un bail, et c’est toi qui m’as abordé le premier. J’oublierai pas, tu sais. Parce que c’est vrai, j’ai plutôt le contact facile, mais là, pour le coup, j’étais plutôt tourneboulé, mutisme réactionnel qu’ils m’ont dit ensuite, et sans toi j’y serais peut-être resté, dans le mutisme. Comment ? Parle plus fort, Dédé ! Rien ? Ah bon.
C’est fou quand même, non, les gars ? Se retrouver là, tous ensemble, comme au repas des Anciens du 26 décembre à la Salle des Fêtes de Guingamp ! Ce qu’on a rigolé ! Surtout quand la petite Armelle a glissé sur la poire Belle-Hélène que t’avais laissé tomber, hein Marcel ? Ah, faut dire, c’était arrosé, comme soirée. Pas autant que ce soir, mais pas mal quand même, non ? Ahlala, ça fait chaud au cœur, ces souvenirs, hein… Ça compense un peu, parce que vous je sais pas, mais moi je commence à avoir une petite dalle. C’est vrai qu’ils pouvaient pas prévoir. Mais dommage que j’aie pas pris deux ou trois petits pots de confiture en plus au petit déj’ ce matin ; on aurait pu se les partager.
Vous faites la tronche, ou quoi, les gars ? Allez, il faut voir les choses du bon côté ! Sérieux, vous croyez que ça a été du gâteau, pour Madame Huchet, d’organiser une croisière pour toute la maison de retraite ? Croyez-moi, j’en ai discuté avec elle, elle en a bavé, pour avoir toutes ses autorisations, tous ces gilets de sauvetage XXL, oui René, tu peux baisser la tête, pour toi il a même fallu un XXXL qu’elle a fait faire sur mesure, et les médicaments à prévoir, les insulines, la trinitrine, et je ne vous parle même pas des protections pour nos petits soucis de vessie – d’ailleurs, franchement, elle est pas belle la vie ? Ici on peut pisser tranquille, directement à la mer, et tant qu’on veut ! Faut pas être difficile dans la vie, c’est ce que j’ai toujours dit.
C’est vrai, la nuit tombe, et on n’a pas de nouvelle. Si vous aviez été plus ouverts à la modernité aussi, y’en a bien deux ou trois qui auraient eu un portable ! Mais non, Messieurs-Dame (eh oui, toi aussi Simone je te vise) refusent tout en bloc. Pas d’Internet, pas de téléphone, on reste l’oreille scotchée à Radio-Bleue et on pignouse que la famille vous laisse tomber. Comment ? Moi non plus ? Mais moi, ma pauvre Simone, j’en ai plus, de famille ! Qu’est-ce que j’irais causer avec des gens que je ne connais pas et recevoir de leurs nouvelles ? Ma famille, c’est vous, les gars ; vous le savez bien, allez.
Ça passe pas vite, hein… Bon, si on faisait le point ? Le bateau a totalement disparu, la nuit tombe, aucune côte en vue, et on a un paquet de ChocoBN pour douze. Comment, René ? un demi-paquet ? Bon. On les ouvrira en deux.
Le problème, ça va être pour la nuit… Simone, ça t’embête si je profite de la moitié de ton plaid ? Allez, sois chic, tu sens plus tes jambes, de toute façon : tu risques pas d’y avoir froid ! Vous autres, je suggère que vous organisiez un quart : un qui reste assis sur le radeau pendant que les autres piquent un roupillon. Vu qu’on est douze, ça fait même pas un quart ! Je vous laisse faire le calcul, hein, moi j’essaie de réfléchir, là … Quoi ? Mais vous croyez que ça m’amuse, moi, de tout organiser sur ce rafiot ? Vous vous en rendez compte, que si j’avais pas été du voyage vous seriez déjà tous morts d’ennui, sans personne pour vous faire passer le temps en causant un peu ? Je savais que c’était ingrat, les vieux, mais là, les gars, je suis déçu, je pensais que c’était dans les épreuves qu’on reconnaissait ses amis, et y’en a pas un pour prendre le relais ! C’est pas parce que j’ai toujours plein de choses à raconter que je sais pas écouter, aussi… Tenez, vous allez voir la différence : je vais m’arrêter de parler, et vous allez voir : dix contre un que ça va vous manquer !
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Guingamp, 12 septembre 2010 – Un radeau de fortune a été repêché au large de Guingamp, mercredi soir vers 20 heures, alors qu’il dérivait vers le large. Douze personnes âgées du foyer des Embruns s’y étaient réfugiées après le naufrage de leur bateau effectuant une mini-croisière dans les îles bretonnes. Les malheureux étaient restés douze heures en mer et certains semblaient, au moment de leur sauvetage, souffrir de déshydratation, sans doute à l’origine de certains actes irraisonnés que l’on a relevés en constatant que l’un d’entre eux avait été bâillonné avec un pan de sa chemise.
La direction des Embruns n’a pas souhaité commenter l’incident et rappelle qu’il reste des places pour sa prochaine mini-croisière ; le repas des Anciens n’aura en revanche pas lieu cette année.
  (4ème prix au concours des Escales de Binic 2011)

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