Rien de grave

La maison ne payait pas de mine. Mais dès ses abords on sentait qu’il devait faire bon y vivre. J’ai passé le portail, traversé un jardin au fouillis coloré, témoin de soins jardiniers réguliers mais pas maniaques, de ceux effectués par un amoureux des fleurs plus que par un botaniste stressé. La grande porte du hall ouvrait sur une cage d’escalier à l’ancienne, déservant trois ou quatre appartements. Mon patient habitait au troisième, et j’ai gravi les marches de marbre nappées d’un vieux tapis moelleux et apparemment peu soucieux des taches de boue causées par de petits pieds bottés de retour de promenade. Car dans ce hall, contre le mur, paressaient aussi une poussette et un vélo d’enfant. Un rayon de soleil a traversé la fenêtre du palier et j’ai souri à l’atmosphère de joie simple et paisible qui semblait émaner du lieu.

Arrivée à la porte du troisième, j’ai frappé et, en attendant que l’on vienne m’ouvrir, jeté un œil à ma fiche : mon patient et moi avions un point commun, notre année de naissance. J’ai anticipé les clins d’œil que je n’allais pas manquer de faire à cette coïncidence, sachant par expérience qu’une plaisanterie ou une boutade sont toujours de nature à détendre l’atmosphère d’un moment en soi peu agréable. J’allais pouvoir disserter sur les avantages comparés du vieillissement chez l’homme et la femme, à moins que la conversation ne dérive vers les dessins animés de notre enfance commune – j’avais déjà vécu le cas et en gardais un souvenir amusé.

J’ai entendu des pas venir du fond d’un couloir, et la porte s’est ouverte sur une jeune femme apparemment ensommeillée mais qui m’a offert un joli sourire en s’excusant, J’avais oublié l’heure ! Je vais réveiller mon mari. Je vous prépare un café ? J’ai décliné l’offre, ne voulant pas ajouter à son embarras, d’autant qu’une toute petite fille est apparue à la porte d’une chambre et l’a rejointe pour y trouver la chaleur d’un câlin sans doute quotidien. La jeune femme s’est éloignée, l’enfant dans les bras, et j’ai profité de ce bref instant d’oisiveté pour regarder autour de moi, mes yeux s’accoutumant doucement à la pénombre des volets encore fermés : là, dans le coin près de la porte, c’étaient deux cartables d’écolier, dont un Dora rose et vert qui devait appartenir à la petite princesse endormie. Elle avait donc un grand frère, ou plutôt une grande sœur : en effet, j’ai aperçu ensuite, accroché au porte-manteaux de l’entrée, un blouson en jean bordé de dentelle, entortillé dans une corde à sauter. Plus loin, un petit landau de plastique blanc et bleu protégeait le sommeil de deux poupées. J’ai souri à la vue de tous ces témoins de l’enfance, de ceux dont on déplore qu’il vous envahissent juste avant de regretter que leur règne soit déjà envolé.

La jeune femme est revenue me chercher : Il est là, entrez, je vais ouvrir les volets. En entrant dans la chambre conjugale, la première chose que j’ai vue a été le grand lit double, adossé au mur du fond, encore défait. Puis tout de suite après, alors que la lumière se faisait, l’autre lit. Transversal et étroit, disposé au bout du grand lit. Un lit médicalisé. Avec mon patient, sombre, maigre à l’extrême, allongé dessus, sous un drap qui laissait deviner l’entrelacs de sondes et de cathéters qui l’y enchaînaient.

Je n’ai pas plaisanté sur son année de naissance. Ne lui ai rien demandé si ce n’est de serrer le poing.

Et ai tenté de ne pas imaginer leur vie, à tous les deux, à tous les quatre, avant, maintenant, et plus tard.

 En sortant de la chambre, j’ai cru voir, comme un vautour attendant son heure, la mort agrippée en haut de l’armoire, qui ricanait.

***

 On me dit souvent, quand je prétends manquer d’inspiration, Regarde autour de toi ! Décris ce que tu vis, ce que tu vois ! … C’est ce que je fais, souvent, et malheureusement, ce que je vois, c’est souvent ça.

Alors je l’écris, parce qu’écrire, c’est aussi témoigner. Et peut-être, donner envie à chacun de regarder autour de soi, aussi, et de prendre conscience de sa chance, parfois, que simplement, rien ne soit très grave.

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