Une vie croate

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Quitter une France transie de froid, et se réjouir de découvrir un nouveau pays.

Un pays chaud, coloré, aux eaux limpides, aux villages si jolis qu’on les dirait échappés de décors de cinéma italien des années 60 – ruelles pavées et fleuries, petits ports de pêche aux terrasses ombragées, petits vieux assis, la main sur la canne et le menton sur la main, en rang sur le banc qui fait face à la mer – et puis les paysages, de mer et de montagnes, semés de villages tranquilles séparés par des vignes ou des champs d’oliviers, odorants de lilas et de citronniers…

Partir à sa rencontre, à pied, yeux et narines enchantés, croiser un paysan qui vous offrira une orange, une villageoise qui vous sourira, quatre petits enfants qui se tiennent par la main et s’en vont en riant vers la plage de galets…

S’asseoir, le soir venu, sous la véranda de la maison dont la famille vous accueille pour la nuit – vins doux, liqueurs d’herbes sauvages ou limonade, petits gâteaux, tout vous attendait déjà sur la table fleurie ; laisser la fatigue de la marche se dissiper en riant avec la maîtresse de maison qui vous sourit à défaut de vous comprendre, et savourer la distance qui vous sépare alors de votre quotidien…

Dîner de la traditionnelle Peka, et rester à table, dans la douceur de la nuit ; en profiter pour discuter, questionner, en savoir un peu plus sur la vie de ces gens, et celle de votre guide, la douce et blonde Damira.

Alors l’écouter parler.

L’entendre raconter son enfance ; les quelques années qu’elle se rappelle avoir vécu, heureuse, dans un pays en paix.

Et puis, la guerre.

Le départ brutal de son frère, âgé de dix-huit ans et cinq jours, emmené par des soldats en pleine nuit, et les cheveux de sa mère qui, au matin, étaient devenus blancs.

Les mois de faim et de froid, cachée dans une cave, et la peur, surtout la peur. Celle des soldats. Celle des viols.

Le couteau caché sous l’oreiller. Pas pour se défendre, non : ils étaient bien trop forts. Mais s’ils venaient, elle savait ce qu’elle aurait à faire : tuer sa mère avant de se tuer. Parce que l’idée qu’ils puissent toucher à celle qu’elle aimait tant lui était insupportable.

Elle l’aurait fait.

Elle le répète, un sourire douloureux aux lèvres.

Se taire.

Et se rappeler : cela se passait en 1994. Cette année-là, vous attendiez la naissance d’un nouveau bébé. L’été avait été chaud ; la vie était douce et facile.

Au même moment, Damira se terrait dans une cave de Split.

La regarder vous sourire à nouveau, et baisser les yeux.

Se dire simplement qu’au retour, vous alliez l’écrire.

Pour rien.

Sauf peut-être mesurer votre chance.

Sans titre

« Être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard » (M. Le Forestier)

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